There's a new kid in town

Il faisait froid quand il sortit. D’un froid vigoureux et sec, de ceux qui menacent de geler n’importe qu’elle partie d’un corps mal couvert. Le vent ne rendait pas le climat plus agréable en mêlant de violentes bourrasques à la partie, sifflant avec une ténacité insupportable aux oreilles du jeune homme. 
Il resserra sa prise sur le poignard qu’il tenait en main, et avança d’une centaine de mètres dans la clairière, jusqu’à ne plus entendre l’effervescence d’une activité « humaine ». Le paysage n’était pas encore blanchi par la neige, mais si la température remontait ne serait-ce que d’un degré ou deux, il craignait que les lourds nuages cotonneux qui le surplombaient ne décident de lâcher leur contenus. Il se hâta donc, enleva sa veste légère pour la poser sur un rocher plat, et sortit son arme. Là. Il se sentait entier ainsi. Son t-shirt d’un bleu profond avait peine à retenir les assauts du froid mordant, mais s’il ressentait son effet, cela n’avait presque aucune conséquence . Il ferma les yeux et entreprit de chanter doucement un des hymnes guerriers de son peuple, modulant précisément sa voix afin d’en faire une ode à la mort. Les paroles suaves, envoûtantes, tourbillonnèrent dans l’air un moment avant de rejoindre leur but. Il sentait les petits animaux aux aguets autour de lui, figés par ce son ancestral. Puis, son être bougea sans qu’il ne s’en rende compte, et pour une fois il ne se sentit pas se dédoubler vers l’Autre Monde. Il lui semblait juste qu’il glissait vers la paix, et son attention était concentrée sur la mélodie qu’il expirait. Lorsqu’il eu basculé de l’autre côté, le givre, la plaine, son rocher, tout avait disparu. Il se trouvait au milieu d’un plateau, coincé entre deux immenses montagnes. Une brise fraiche parcourait l’endroit, et la chaleur y était à la limite de supportable. C’était parfait, évidemment. Ca l’était toujours. Il ne rouvrit pas les yeux mais s'arrêta de chanter pour se mettre en mouvement. Son corps reprit son chant en décrivant des figures complexes, ces dernières travaillant chaque muscle qui étaient à leur disposition. Le poignard dansait funestement entre ses doigts, s’envolait parfois pour se retrouver planté dans la jugulaire d’un ennemi imaginaire, où il n’était plus l’instrument d’une main tellement il semblait doté d'une volonté propre. Le fait était qu’il fallait avoir un sacré coup d’œil pour déceler son propriétaire qui tourbillonnait, esquivait, sautait ou rasait le sol si rapidement qu’on aurait pu le comparer à un serpent. Son esprit se focalisait sur le néant, laissant sa respiration et son instinct gouverner ce qu’il faisait. Ses sens étaient aussi exacerbés que ceux d’un prédateur, seulement, il avait délibérément privé son enchaînement de la vue. Il fallait qu’il retravaille son ouïe et son odorat autant que possible avant la prochaine mission qu’on lui confierait, même s’il se doutait que ce serait quelque chose d’indigne de son rang. Peut-être le méritait-il, certes, mais son pragmatisme n’arrivait pas à dépasser sa haine. Essoufflé, il s’arrêta en jetant un coup d'oeil à son environnement. Le poignard tomba sur le sol quand il s’assit dans l’herbe rase, et il fronçait si fort les sourcils qu’il sentit son troisième œil, son 6e chakras, se troubler profondément. Il manquait de discernement et de rédemption, il le savait et on n’avait eu de cesse de lui répéter. « C’est-ce qui te perdra, si ce n’est les femmes ! » répétait son Maître lorsqu’il était encore en vie. Et tout le monde sait que l’instinct et l’intuition ne vont pas avec le manque de clairvoyance. Il faisait ce qui lui semblait juste, même si souvent il se trompait. Mais il ne doutait absolument pas de sa dernière action. Le Conseil l’avait puni, en ne sachant pas qu’il était déjà infirme : il n’arrivait pas à franchir la Haute Plaine Du Paradis. Celle où il se trouvait actuellement. Un esprit comme le sien, guerrier divin, devait avoir accès à tout les niveaux du Mont Takamaël, et il y a à peine deux mois il aurait pu circuler où bon lui semblait. Mais les éléments l’avaient châtié de l’intérieur, sûrement pour lui signifier qu’il n’était plus digne d’arpenter ce lieu. Ses prunelles parcoururent de toute sa hauteur la montagne mythique qui touchait le ciel, et s’attardèrent quelques secondes sur le palais qui y était construit à son sommet. Non, il s’en fichait. Rentrer dans les cases n’avait jamais été son truc, et l’autorité du Conseil n’avait prise sur lui uniquement parce qu’il était un enfant du sang. Ce qui le gênait était juste le fait qu’il avait perdu l’Illumination, pour ne pas pouvoir accéder au temple/palais. Son grade était renforcé par le respect à cause de la maîtrise qu’il avait de son septième chakra, qu’une poignée de sages pouvaient prétendre accomplir. Elle lui avait été arraché. Séparant et fragmentant son âme. Oui, il était infirme malgré son très jeune âge. Plongé dans ses réflexions, il n’entendit pas arriver un de ses amis, et émissaire du Conseil. C’est juste en sentant une tape amicale sur son dos qu’il sortit de sa transe pensante. Il ne releva pas la tête mais sourit tandis que Gana s’installait près de lui avec un soupir exagéré. Le messager semblait épuisé alors que les envois à travers Tamakaël n’était commencé que depuis une vingtaine de minutes.
- Déjà fatigué ? Un gros lard comme toi, tu devrais au moins attendre une journée pour te plaindre, dit le Guerrier d’un ton taquin.
Gana se releva en mettant en évidence sa carrure d’armoire à glace, faisant même de l’ombre à son compagnon de longue date.
- C’est sûr que tu n’as pas à travailler, toi, Monsieur Le Combattant Divin, répliqua-t-il en imitant Alis.
L’enfant du sang ne put s’empêcher de faire une grimace en pensant à sa fervente admiratrice, avec qui il avait partagé son lit plus d’une fois. Cette dernière avait un peu de mal à faire la différence entre l’amour et le sexe, même s’il lui demandait toujours si elle était consciente que ça n’engageait qu’à quelques heures de plaisir. Elle opinait toujours pour se coller à ses basques après. Gana prit sa moue pour ce qu’elle était et rit quelques secondes de sa voix chantante, avant de subitement retrouver son sérieux. Le jeune guerrier ne l’avait pas souvent vu avec l’air aussi solennel, ou pour tout dire une fois : il y a deux ans, lorsqu’on était venu lui confier une mission. Celle qui avait détruit son équilibre personnel. Il fronça derechef les sourcils et replongea son attention sur les brins d’herbe, en jouant avec pour éviter de voir la face du messager. C’était bien ce qu’il était à présent.
- Je dis que tu n’as pas besoin de travailler, mais je suis obligé de me dédire la seconde après… Non mais vraiment, il faut que j’étudie ma répartie… Bon. Tu sais, n’est-ce pas ?
Son ami hocha la tête en signe d’assentiment et la pencha sur le côté en continuant de fixer le sol.
- Où ?
- Sur Terre. Mais…
- Quoi ? Le coupa le guerrier, stupéfait.
Ce fut au tour de Gana de grimacer. Ce n’était pas bon, pas bon du tout. Si le jeune homme savait que son ami s’attendait à des quêtes de moindre importance depuis son insubordination, il n’avait apparemment pas pensé que cela irait si loin. Qu’on le renverrait plus bas que Terre dans les affaires du royaume…La plupart des missions qu’on lui confiait mettaient à profit ses talents exceptionnels au combat afin d’éliminer un personnage compromettant, ou de mener des armées afin de conquérir divers univers. Leur philosophie est la paix. 
«Si tu veux la paix, prépare la guerre ». C’était exactement ce qu’ils faisaient. Mais depuis longtemps ils avaient compris qu’il n’y avait rien à tirer du mondes des humains, si ce n’était leurs enfants de sang mêlé, comme le compagnon de Gana lui-même l’était. C’était une éternité qu’on l’avait enlevé de ce monde, et depuis il avait vécu entre Tekamaël et Iloldril, l’univers des elfes dont son prénom était issu. On l’envoyait accomplir des actes importants en tant que général ou assassin, mais jamais, Ô grand jamais, on ne l’avait assigné au titre de Pêcheur. C’est ainsi que l’on nommait les hommes et les femmes chargés d’aller « pêcher » les recrues qui n’avaient rien d’humain mais que leur parents avaient abandonnés sur le royaume des hommes. Il n’était pas censé avoir la notion d’honneur en raison de son éducation, cependant son amour propre se brisa en miette. Ce poste était pour les plus mal gradés et êtres sans dons particuliers, ou de familles n’ayant pas fait partie de l’histoire du Domaine Sacré. Tout son contraire. La colère s’insinua rudement jusqu’à son cœur et son 5e chakra. Il pouvait décider d’aller leur montrer, à ce conseil de vieux incapables, ce qu’il pouvait faire. Les tuer un à un, tous avec la même arme. Prendre son épée mythique et les embrocher. Ou sa dague, celle qui était étalée juste à son côté. Oh oui il ferait preuve de clairvoyance. 

Sous son manque de concentration, il fut renvoyé dans la plaine enneigée d’où il était partit. Tout s’était effacé, autant Gana que la montagne mythique. Il ne restait plus que la forêt gelée qui bordait l’immense clairière, et la nuit placée sous l’œil vigilant de la Lune rouge elfique.